In process of translating Emil Cioran’s journals from French to English. Original French is included underneath each entry.
In this post are entries for year I am presently translating. Every week I translate another entry.
Listed below are links to latest entry translated and years already completed.
Latest Entry Translated
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Original Français ici:
1959
Year presently translating
12 janvier 1959
Death of Susanna Socca.
I am not sorrowful but I am tired
Of everything that I ever desired
(from Dowson, in Journal is in English)
How many times, great Gods ! have I not repeated these verses of Dowson ! My life is full of it.
Voluptuousness of the unfinished, better : of the unfinished or unbegun.
The Vedas, the Upanishads, I come back to them time and again. Every year, I have bouts of Indianness.
When the Spanish leaves the sublime, he becomes ridiculous.
All Hindu philosophy is summed up in the horror, not of death, but of birth.
The only profound experience that I have had in life, is that of boredom. Here on earth there is for me no “occupation,” nor frankly “entertainment.” I have surpassed even the void, that is why it is impossible for me to kill myself.
Original French
Mort de Susanna Socca.
I am not sorrowful but I am tired
Of everything that I ever desired
(In Journal is in English)
Combien de fois, grands Dieux ! ne me suis-je pas répété ces vers de Dowson ! Ma vie en est remplie.
Volupté de l’inachevé, mieux : de l’inentamé, du non-commencé.
Les Veda, les Upanishad, j’y reviens de temps en temps. Tous les ans j’ai des accès d’indianité.
Que l’Espagnol sorte du sublime, il devient ridicule.
Toute la philosophie hindoue se résume dans l’horreur, non de la mort, mais de la naissance.
La seule expérience profonde que j’aie faite dans ma vie : celle de l’ennui. Sur terre il n’y a pas pour moi d’« occupation » ni à vrai dire de « divertissement ». J’ai dépassé même le vide : c’est pourquoi il m’est impossible de me tuer.
12 mars 1959
It is incredible to what extent everything, but absolutely everything, and first of all the ideas, emanated for me from my psychology. My body is my thought, or rather my thought is my body.
For 25 years, I have lived in hotels. This has an advantage: we are not fixed anywhere, we don’t hold on to anything, we lead a transient life. Feeling of always being in the process of leaving, perception of supremely provisional reality.
Original French
Tl est incroyable à quel point tout, mais absolument tout, et d’abord les idées, émane chez moi de ma physiologie. Mon corps est ma pensée, ou plutôt ma pensée est mon corps.
Depuis vingt-cinq ans, je vis dans les hôtels. Cela comporte un avantage : on n’est fixé nulle part, on ne tient à rien, on mène une vie de passant. Sentiment d’être toujours en instance de départ, perception d’une réalité suprêmement provisoire.
26 mars 1959
Second flu in three months ! Complete exhaustion, oppression, almost total impossibility of breathing. Have I already crossed over to the other side ? My body has been a burden to me for so many years ! If ever I understood something in my life, I owe to my illness. I have always been half sick, even when healthy.
Crying attack. I just read a bad book on Mlle de Lavallière. The dinner scene with the king and Mme de Montespan, before leaving for the convent, upset me… Everything upsets me, it is true. Extreme weakness detaches us from everything, paradoxically, at same time confers an extraordinary meaning to nothing, or to events that have passed and which have not any direct meaning on our life. I feel sorry for anything, I have quivers of a little girl. Perhaps it is also because I can’t cry for myself.
Broken nerves at seventeen already ! It is hard to believe that I held up until now !
Original French
Seconde grippe en trois mois ! Épuisement complet, oppression, impossibilité quasi totale de respirer. Suis-je déjà passé de l’autre côté ? Depuis tant d’années que mon corps m’est à charge ! Si jamais j’ai compris quelque chose dans ma vie, je le dois à mes maux. J’ai toujours été un demi-malade, même au temps de ma santé.
Crise de larmes. Je viens de lire un mauvais livre sur Mlle de Lavallière. La scène du dîner avec le roi et Mme de Montespan, avant le départ pour le couvent, m’a bouleversé…Tout me bouleverse, il est vrai. La faiblesse extrême nous détache de tout, et, paradoxalement, confère en même temps un sens extraordinaire à des riens, ou à des événements révolus et qui n’ont aucune signification directe pour notre vie. Je m’apitoie sur n’importe quoi, j’ai des frémissements de petite fille. C’est peut-être aussi par impossibilité de pleurer sur moi-même.
Nerfs brisés à dix-sept ans déjà ! Il est à peine croyable que j’aie tenu jusqu’à maintenant !
30 mars 1959
Händel’s The Messiah. – Paradise must be, or at least has to have existed – otherwise what rhymes with so much sublime ?
Chimes of Bruges, your memory stirs in me vestiges of heaven, you take me back from before my fall.
Since the age of 16, I have been affected by a secret illness, indetectable, but which has ruined my thoughts and my illusions : a tingling in nerves night and day, and which has not allowed me, except hours of sleep, any moment to forget. Feeling of undergoing eternal treatment or eternal torture.
I read too much… Reading devoured my thoughts. When I read, I have the impression of “doing” something, or justifying myself vis a vis “society,” of having a job, of escaping the shame of being an idler…, a useless and unusable man.
We forget all the pain ; but one doesn’t forget any humiliation.
Last April 5, I passed the afternoon in a small woods near Trappes, thinking about revenge, an inexhaustible theme – Not taking revenge poisons the soul just as much, if not more, than taking revenge.
Has one the right not to take revenge?
Concert for the birthday (fifty years) of O. Messiah. I was behind the musician, but I could see him in profile. He listened religiously : his works were truly a universe – for him only. I listened elsewhere; and I thought that everyone is locked their own world, and that what one does is nothing for any other. We only exist for our enemies – and for a few friends who don’t like us.
Original French
Le Messiede Händel. – Il faut que le paradis soit, ou du moins qu’il ait existé – autrement à quoi rime tant de sublime ?
Carillons de Bruges, votre souvenir remue en moi des vestiges de ciel, vous me faites remonter avant ma chute.
Depuis l’âge de dix-sept ans, je suis affecté d’un mal secret, indécelable, mais qui a ruiné mes pensées et mes illusions : un fourmillement dans les nerfs, nuit et jour, et qui ne m’a permis, hormis les heures de sommeil, aucun moment d’oubli. Sentiment de subir un éternel traitement ou une éternelle torture.
J’ai trop lu… La lecture a dévoré ma pensée. Quand je lis, j’ai l’impression de « faire » quelque chose, de me justifier vis-à-vis de la « société », d’avoir un emploi, d’échapper à la honte d’être un oisif……, un homme inutile et inutilisable.
On oublie toutes les douleurs ; mais on n’oublie aucune humiliation.
Hier, le 5 avril, j’ai passé l’après-midi dans un petit bois près de Trappes, en songeant à la vengeance, thème inépuisable. – Ne pas se venger empoisonne l’âme autant, sinon plus, que se venger.
A-t-on le droit de ne pas se venger ?
Concert pour l’anniversaire (cinquante ans) de O. Messiaen. Je me trouvais derrière le musicien, mais je pouvais le voir de profil. Tl écoutait religieusement : ses œuvres étaient vraiment un univers — pour lui seulement. J’écoutais ailleurs; et je pensais que chacun est enfermé dans son propre monde, et que ce que l’on fait n’est rien pour l’autre. Nous n’existons que pour nos ennemis – et pour quelques amis qui ne nous aiment pas.
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Vendredi 24 avril 1959
Depuis janvier, pratiquement malade ; impossibilité de travailler ; passage d’une infirmité à l’autre ; on dirait que chaque organe attend son tour… La Nature fait sur moi des expériences ; et je m’y prête, incapable d’y opposer la moindre résistance. Le « bon usage des maladies », – que j’en suis loin !
Cet hiver, un jour que, en proie à la grippe, je regardais de mon lit le ciel le plus désolé que l’on puisse imaginer, j’aperçus deux oiseaux (que pouvaient-ils bien être ?) se poursuivant l’un l’autre, en pleine chasse amoureuse sur ce fond lugubre. Un tel spectacle vous réconcilie avec la mort, et peut-être même avec la vie.
Je donnerais tous les poètes pour Emily Dickinson.
Je dîne en ville – et mon « âme » est enterrée.
Diogène Laërce parle du charme de la doctrine d’Épicureet qu’elle avait, pour ainsi dire, la douceur des sirènes.
La tristesse a détruit tous mes talents.
Je suis un Mongol dévasté par la mélancolie.
Dimanche 17 – Jardin des Plantes. De plus en plus fasciné par les reptiles. Les yeux des pythons. Point d’animal plus mystérieux, plus éloigné de la « vie ». Tout cela remonte à la fin du Chaos. Sensation de faire un saut en arrière, de réintégrer l’éternité.
Tacite, mon historien préféré.
Je ne connais rien de plus beau que la chute de Vitellius, Histoires,paragraphes LXVTT-LXVTTT. « Personne ne pouvait oublier les vicissitudes humaines au point de n’être pas ému en voyant un tel spectacle : un empereur romain, naguère maître du monde… »
Bonheur sans prédicat, pour parler comme dans les manuels de Logique.
Je vis dans une éternelle fausse inspiration : comment s’étonner que rien n’en sorte ? Mais n’est-ce pas là le secret de ma stérilité ?
Tout tourne à l’aigre dans mes entrailles et dans mon esprit.
J’ai une capacité infinie de convertir tout en souffrance, ou plutôt d’aggraver toutes mes souffrances.
Génération des douleurs.
Je n’avance pas des vérités, mais des demi-convictions, des hérésies sans conséquence, qui n’ont fait de mal ni de bien à personne. Je serai à jamais l’homme sans disciples, et c’est mon propos de n’en point avoir. On n’est suivi que si l’on décide des choses, si l’on assume une attitude ou si l’on parle au nom des hommes ou des dieux. Mais ni les uns ni les autres ne sont mon fait. Je suis seul et je ne me plains pas de l’être.
Un clochard, que j’estime pour ses tares et son déséquilibre, qui couche depuis des années à la belle étoile, me disait l’autre jour : « Je suis libre au dernier degré. »
Qui a pitié de soi a par là même pitié de Dieu.
27 sept. 1959
De malaise en malaise, de maladie en maladie ; Où vais-je ? Sentiment
de radicale impuissance devant tout. Né démuni.
Le Mal est au même titre que le Bien une force créatrice. Des deux, c’est pourtant lui le plus actif. Car trop souvent le Bien chôme.
Tl fut un temps où je ne passais pas une seule journée sans plusieurs heures de musique ou sans lire un poème. Maintenant, la prose me tient lieu de tout. Quelle diminution, quelle déchéance !
Seul problème qui me tienne à cœur : celui du monstre. Neutraliser les effets de la Création.
Le moindre acte pose pour moi le problème de tous les actes ; la vie se convertit pour moi toujours en Vie ; ce qui complique jusqu’à la suffocation l’exercice du souffle.
Accès de colère du matin au soir. Je me querelle avec les commerçants, avec tout le monde. Après chaque éclat, sentiment d’humiliation. Réactions d’individu « odieux », et, par voie de conséquence, dégoût de soi.
individu « odieux », et, par voie de conséquence, dégoût de s Tout homme qui vend quelque chose me met hors de moi.
Après une nuit blanche, la cigarette a une saveur funèbre.
Je suis un écrivain qui n’écrit pas. Sentiment de forfaire à mes nuits, à ma « destinée », de la trahir, de gâcher mes heures.
Oppression. Certitude d’être un non-appelé.
Dans mes moments d’« épilepsie », je me sens fâcheusement proche de saint Paul. Mes affinités avec les violents, avec tous ceux que je déteste. Qui jamais autant que moi a ressemblé davantage à ses ennemis ?
Les passionnés, les violents sont en général des chétifs, des « crevés ». C’est qu’ils vivent en une perpétuelle combustion, aux dépens de leur corps.
Si je n’avance sur aucun plan, et si je ne produis rien, c’est que je cherche l’introuvable ou, comme l’on disait jadis, la vérité. Faute de pouvoir l’atteindre, je piétine, j’attends, j’attends.
Je suis un sceptique effnéné.
Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, j’aurais été manichéen, plus précisément disciple de Marcion.
La pitié : une bonté dépravée.
Je ne sais plus qui s’est défini lui-même : « Je suis le lieu de mes états. » Cette définition me convient intégralement, et épuise presque ma nature.
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